Soirées musicales de fin d'été
Nous avons eu le plaisir de recevoir le Quatuor à cordes Franz, venu de Paris pour jouer chez nous, au Bearn des gaves. Quand je dis chez nous, c’est aussi pour préciser que le quartier général durant ces journées de concerts était bien au castet des Antys, vétuste demeure du 18e siècle, rénovée il y a une dizaine d’années, mais sans les améliorations exigées par l’État pour éviter qu'elle soit qualifiée de « passoire thermique ». Il s’agit d’une bâtisse encore authentique (avec 27 fenêtres cintrées, sans double vitrages), tout à fait convenable pour y accueillir les œuvres intimes des grands compositeurs de l’époque : en l’occurrence Wolfgang Amadeus Mozart, dont le Quatuor à cordes No. 15 en ré mineur, K. 421, avait été écrit en 1783, et Joseph Haydn, qui écrivit son Quatuor en ré mineur op.76 No. 2 « Les quintes », en 1797. Voilà pour le concert du 31 août, dont je viens de dévoiler le programme. Concert suivi d’un buffet convivial, où le public aura eu le temps de côtoyer les musiciens.
Songeons donc à rencontrer ces artistes sans trop tarder, car leur équipée mérite d’être contée. Avant le départ déjà, les difficultés commençaient à s’accumuler. Caroline Berry, l’altiste du groupe, présentée sur l’affiche et dans le communiqué de presse, avait dû se décommander. Elle suggéra l’incomparable Othar Melikichvili, venu pour nous sauver. Heureusement, Othar était un ami de longue date du flamboyant violoniste Vinh Pham (1er violon), au phrasé musical "bohémien" (dans le bon sens du terme), avec qui il avait joué par le passé. Néanmoins il fallait répéter, et plus que d’habitude, car il ne restait pas beaucoup de temps. Partis par la route le mercredi 30 août au matin, avec la mystérieuse Malika Yessetova, placée au second pupitre, et le violoncelliste fondateur du groupe Jacques Bernaert, au volant, ils arrivèrent en fin d’après-midi et s’installèrent dans le salon pour répéter. Vous trouverez leurs biographies en fin d’article. La photo ci-dessous, prise le lendemain de leur arrivée, donne un aperçu du décor poétique dans lequel ils ont pu jouer jusque tard dans la nuit. C’était répétition, collation, concert, dîner, répétition ‒ et ceci en boucle, pendant trois jours.
Le second concert devait avoir lieu le soir du 1er septembre, au Temple protestant de Sauveterre de Bearn, avec un programme encore plus exigeant. À l’affiche, le Quatuor n° 14 en ré mineur « La jeune fille et la Mort » (1824), de Franz Schubert, suivi du redoutable Quatuor n°8 op 110 (1960) de Dmitri Chostakovitch, écrit à la mémoire des victimes du fascisme et de la guerre. Cette œuvre mériterait d’être programmée plus souvent, car le fascisme est une maladie difficile à éradiquer. Dans son fameux roman, Albert Camus compare le fascisme à la peste et nous laisse sur une conclusion assez prophétique : « Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l'enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse. » La peste est un récit allégorique, où il est question de la guerre et de la montée du nazisme. Dans cet esprit de guerre, changement de pupitre pour s'attaquer à l'œuvre : Malika Yessetova va s’installer en 1er violon, nous faisant bénéficier de son tempérament slave, bien adapté aux extrêmes de la musique de chambre très particulière de Chostakovitch. Un Chostakovitch inoubliable!
Je
ne vais pas tout commenter en détail et me contenterai de revenir en vidéo sur
les passages les plus forts. Les extraits musicaux que j’ai décidé de
publier ici correspondent à un choix forcément subjectif. Ceux qui ont
assisté à l’une ou l’autre des représentations‒ et pourquoi pas les
deux ? ‒ n’auront aucun mal à reconnaître l’ambiance magique de ces
moments, arrachés au temps ordinaire. Maîtrise de l’ensemble, excellence individuelle,
intensité, convivialité, simplicité ‒ autant de qualificatifs qui viennent à
l’esprit pour nommer les ingrédients majeurs de l’expérience extraordinaire
partagée en ce lieu, si distant des grands centres culturels qui en
revendiquent l’exclusivité.
Concert du 31 août 2023, chez Christine et Michel, aux Antys, à Salies de Bearn :
Wolfgang Amadeus Mozart, Quatuor à cordes No. 15 en ré mineur, K. 421 (1783)
Il
est dit que Mozart le coucha sur le papier la nuit même où Constance
donnait naissance à leur premier enfant, Raimund. Cette œuvre « reste
dans une ombre épaisse. Est-ce la question presque terrifiée sur le
mystère de la vie qui plonge le premier Allegro dans le marasme, ou
l’Andante dans la plus intense des interrogations ? La sérénité est à
peine entrevue dans le trio du sévère et très anguleux menuet, dans les
lancinantes variations du finale, inhabituel par son rythme à l’allure
de sicilienne. Souvent d’une poésie indicible (Andante), l’œuvre se
distingue de tous les autres quatuors du compositeur par son caractère
exceptionnellement sombre, où la lumière, l’apaisement sont intériorisés
dans une solitude totale. » (Szersnovicz Patrick, Le Monde de la musique). Détail souvent noté : le finale est une sorte d’hommage à Haydn puisque son thème est repris, à peine modifié, au finale
(également varié) de l’opus 33 no 5 de ce dernier, mais le climat des
deux morceaux ne saurait être plus différent, car Mozart conclut son
quatuor dans le pessimisme et le désespoir.
I. Allegro moderato
II. Andante
III. Menuetto. Allegretto
IV. Allegreto ma non troppo
Joseph Haydn, Quatuor en ré mineur op.76 no 2 « Les quintes » (1797)
Dédié
au comte Joseph Erdödy, il tire son surnom des deux quintes
descendantes entendues dès le début, avant qu’elles n’imprègnent le
quatuor entier (plus de 80 fois au total). De manière générale, les six
quatuors op. 76 de Haydn forment l’une des plus prestigieuses séries de
quatuors du maître. Ils sont contemporains de La Création (Die Schöpfung). L’allegro est concentré et austère. L’andante, en forme de Lied, contient un épisode central en mineur. Le menuetto, est parfois appelé « menuet des sorcières » à cause de son caractère sardonique. Le vivace assai,
page nettement « à la hongroise », prouve que l’esprit mélodique et les
tournures de la musique populaire font partie intégrante de la pensée
et de l’expression de Haydn.
I. Allegro en ré mineur
II. Andante o più tosto allegretto en ré majeur
III. Menuetto allegro ma non tropo en ré mineur avec trio en ré majeur
IV. Vivace assai en ré mineur
Concert du 1er septembre, au Temple protestant de Sauveterre de Bearn :
Franz Schubert, Quatuor n° 14 en ré mineur « La jeune fille et la Mort » (1824)
Le quatuor « La jeune fille et la Mort » doit son nom au deuxième mouvement, entièrement basé sur le Lied « Der Tod und das Mädchen » D 531, composé par Schubert en 1817 sur un poème de Mathias Claudius. Si l’andante con moto, avec ses cinq variations du thème-choral de la Mort, reste le centre de gravité de l’œuvre, celle-ci tire sa force de sa formidable cohésion interne qui ne tient pas uniquement à l’unicité de son climat spirituel. Dès les premières mesures de l’allegro initial, apparaît une figure rythmique qui signale d’emblée la présence du motif de la Mort, figure qui reviendra d’une manière ou d’une autre hanter les quatre mouvements en présidant à l’organisation de leurs thèmes.
Le
titre est suggestif, mais il est souvent mal interprété. Il faut
comprendre que nous sommes au cœur du Romantisme allemand, dominé par
l’expérience personnelle du poète Novalis. Décidé à ne pas survivre à sa fiancée adolescente, Sophie von Kühn, condamnée par la tuberculose, il entend faire de sa vie une préparation à ces épousailles
que sera la mort: lente métamorphose de l’amour en un mythe porteur. Dans ce
contexte, la « jeune fille » devient l’âme du poète (anima ‒ celle qui "anime", qui donne la vie) et la « mort » se verra transfigurée en une nuit d’amour sans fin. Apothéose lumineuse que Novalis célébrera dans ses Hymnes à la nuit (1800). J’en ai un peu parlé dans un autre article. Chez Schubert, l’allegro suggère une première prise de conscience sur le chemin de la longue transformation. L’andante correspond au Lied original, dont le quatuor s’inspire. Il dépeint les angoisses de l’être
qui doit faire face à une double mort : celle de sa bien-aimée, puis la
sienne. Le scherzo et le presto ne sont déjà presque plus
de ce monde. Le clair-obscur d'un univers invisible, où la poésie et la
musique règnent, prend le dessus sur la lumière ordinaire. D’un
mouvement agité, le poète va vite rejoindre son âme.
Comme vous ne manquerez pas de le remarquer en regardant les extraits
musicaux, la lumière nous a joué des tours jusqu’à la fin du scherzo :
s’allumant et s’éteignant sans cesse. Synchronicité providentielle ?
L’alternance gênante entre la lumière et l’obscurité ‒ et dans le cas du
quatuor de Schubert, entre la vie et la mort ‒ s'est manifestée brusquement, en dernière minute, une fois la pièce commencée. Dans l’article précédent de ce blog, je
concluais en rappelant que Richard Wagner avait dit que « la
civilisation est neutralisée par la musique aussi sûrement que la lueur
d’une lampe est effacée par la lumière du jour ». Nous y voilà. La
musique de Wagner (tout comme celle de Schubert) apporte la « nuit » profonde, qui
s’avance. Dans le cas de Wagner, ce n’est plus au poète sensible
qu’elle s'adresse, mais à la civilisation contemporaine, qui ferait bien d’écouter Camus.
I. Allegro
II. Andante con moto
III. Scherzo
IV. Presto
Dmitri Schostakovitch, Quatuor n°8 op 110 (1960)
Composée
prés de Dresde, en quatre jours, à la mémoire des victimes du fascisme
et de la guerre, cette œuvre profondément autobiographique est
construite sur le motif DSCH (dans la notation allemande, la suite de
notes D-Es(S)-C-H correspondent aux notes ré – mi bémol – do – si),
cité 167 fois. Pour se fondre dans la valse grinçante du troisième
mouvement, le motif DSCH se transforme et devient DDSCH. Répété en
boucle de manière obsessionnelle, il devient moqueur et ironique. On
peut y voir une référence au nom complet de Schostakovitch, Dmitri
Dmitrievitch Schostakovitch.
I. Largo
II. Allegro di molto
III. Allegretto
IV. Largo
V. Largo
Les artistes :
Vinh Pham — violon
Né
à Paris, d’origine vietnamienne et d’une famille d’artistes, Vinh PHAM
débute le violon à 7 ans avec Françoise Chouteau et Georges Tessier,
donne son premier concert en soliste à 13 ans, puis devient le plus
jeune Lauréat-Finaliste jamais récompensé aux Concours Internationaux
"TIBOR VARGA" et "G.B.VIOTTI". Diplômé de l' IMMA-Gstaad, il a étudié et
joué dans toute l’Europe avec Yehudi Menuhin, Alberto Lysy, et surtout
avec Ivry Gitlis. Auprès d’Ivry Gitlis, idole de son enfance, il
participe au film-référence de Claude Edelmann « Un violon dans la tête » (1992).
Malika Yessetova — violon
Après
une formation dès l’âge de huit ans dans les Écoles Spéciales de
Musique auprès des Conservatoires Nationaux Supérieurs de Musique à
Riga, Lettonie et à Kiev, en Ukraine, elle obtient ses diplômes à
l’École Nationale de Musique/Conservatoire E.Varèse de Gennevilliers
(2004-2006, 1er prix de violon et musique de chambre), à l’École Normale
de Musique A.Cortot (2002-2012, classe de Devy Erlih), et au CNSMDP
(2007-2017, DNSPM de violon et Licence de Musique et Musicologie,
Sorbonne Paris 4, classe de Jean-Jacques Kantorow).
Othar Melikichvili — alto
Othar commence le violon à l'age de six ans avec son père, grand violoniste et partenaire de quatuor. Il arrive à Paris et rencontre des amis musiciens qui lui conceillent de jouer de l'alto. Il rentre au CNSM en 1993, dans la classe de Gérard Caussé et puis celle d'Alain Meunier, pour la musique de chambre. Il y obtient ses 1er Prix d'alto et de musique de chambre. Sorti en 1996, il travaille au sein de l'Orchestre de l'opéra de Paris et se présente à l'Orchestre de Paris, où il termine en finale au concours. Il travaille depuis comme soliste auprès d'orchestres européens et crée de nombreuses oeuvres de musique contemporaine, particulièrement le Concerto pour alto et orchestre de Karol Beffa.
Jacques Bernaert — violoncelle
Musicien
formé au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de
Paris (CNSMDP), directeur artistique de deux Festivals, Professeur au
sein d’institutions nationales et internationales (CR, CRD, Universites
de Yale, Rio de Janeiro, Moscou), 1° Prix du CNSM de Paris, Jacques a
travaillé avec de prestigieux musiciens, dont Mstislav Rostropovitch,
Barbara Hendricks, Arvo Pärt, Pascal Dusapin. En Masterclass à Rio de
Janeiro, Moscou, New York et Buenos Aires, il a créé une formation de
huit violoncelles avec laquelle il a donné plus de mille concerts.
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