La fin des Lumières

Au sens propre et au sens figuré… L’implosion des valeurs occidentales, dites des « Lumières », établies suite aux révolutions scientifiques et sociales de la deuxième partie du 18e siècle, est sur le point de s’achever de manière catastrophique. Il est temps de revenir sur ce qui s’est passé avant que la longue nuit qui nous attend ne s’installe. 
 
 
Dans ce qui suit, je vais m’inspirer d’un article récent, publié par Alastair Crooke, ancien diplomate anglais et contributeur régulier au site Strategic Culture Foundation ; auteur que le journal Le Monde présentait déjà avec prudence en 2009 : 

« En dépit de son exquise courtoisie, de sa grande discrétion, et de son âge, mûr sans être trop avancé, Alastair Crooke est sans aucun doute jugé excessivement transgressif, trop acéré, et déraisonnablement engagé. Citoyen irlandais et britannique, ancien espion au service de Sa Majesté (il n’en dira pas un traître mot), aujourd’hui installé à Beyrouth, au Liban, l’homme a rompu avec plus de deux décennies d’ombre pour gagner la lumière et une liberté de parole dont il use sans modération, principalement dans la presse britannique. »

Alastair Crooke est vite devenu gênant et cela ne date pas d’hier. L’article qui a retenu mon attention, et que je vais commenter ici, se penche sur la faillite irréversible des valeurs occidentales. Cette faillite s’observe à travers le brouillard épais des récits incohérents issus de notre monde instable, soumis aux cataractes de désinformation déversées toutes écluses ouvertes par les médias corrompus, inféodés à un pouvoir obtus, qui ne se remet jamais en question. Pouvoir unipolaire ou multi-polaire : peu importe. La nuance ne remet rien en jeu. Les méthodes restent les mêmes. C’est la mafia globale contre des mafias locales: celles qui entendent conserver leur part de gâteau. 
 

La guerre est là. Elle grignote l’Europe et s’attaque à la superbe de nos technocrates diplômés, gardiens de la cité panoptique. Gardiens barricadés derrière l’idéologie perverse de l’époque des Lumières, vouée au culte de la Raison. Si la corruption s’est installée entre temps, et à tous les niveaux, c’est parce que le mécanisme de la dialectique occidentale s’est enrayé. Nous sommes passés à une dialectique primaire (« vous êtes avec nous ou contre nous »), pauvre en polarités, où l’annulation par la négation absolue de l’alternative a produit un discours coercitif au sein duquel rien d’autre n’est envisagé. Le « contre nous », éliminé sans autre forme de procès, ne laisse qu’une exhortation au conformisme absolu, reprise en boucle par la rhétorique mafieuse, qui impose son « récit » dominant. Tout ce qui contredit la pseudo-réalité du moment est détruit ou rejeté aux oubliettes. 

Alastair Crooke dissèque le dogme qui soutient cette politique impériale :

« Le socle de la politique étrangère reste structuré autour de l’idéal des Lumières et du rationalisme scientifique. Un projet missionnaire, fondé sur l’idée que la science étant neutre, cette qualité de neutralité inhérente avait le pouvoir de simultanément libérer le monde des chaînes de la religion, des normes culturelles et des superstitions. Et bien sûr servir de pôle autour duquel l’Occident arriverait à unifier le monde. Il en reste ainsi aujourd’hui. Mais le vrai problème est que la science des Lumières est loin d’être neutre. Elle s’incline dans une direction antithétique à une grande partie du reste du monde. La révolution scientifique occidentale a adopté l’hypothèse selon laquelle "la pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat que la nature est objective". Ce postulat a été affirmé, tout en admettant ouvertement que la définition équivalait à "un déni systématique" du fait que la vraie connaissance puisse également être atteinte en interprétant le monde différemment : comme possédant un sens, une direction et un but latents. Le monde allait ainsi devenir de la simple matière, réduite à une poussière inerte et dénuée de sens — et inévitablement, compte tenu de cette définition, l’Homme allait devenir le seul agent de transformation et le seul donneur de sens à notre cosmos. » 
 
 
Aujourd’hui, le bipède exceptionnel, donneur de sens (et de leçons), veut détruire tout ce qu’il n'arrive pas contrôler. Une réalité constamment falsifiée est présentée comme une série de faits indiscutables. La vraie guerre est donc entre les élites (impériales ou multipolaires) et leurs populations aliénées. C’est une guerre sans issue.

Je ne vais pas revenir sur ce que la science moderne nous apprend au sujet de cette fameuse matière, dénuée de sens. Tout cela a déjà été dit dans plusieurs articles de mon blog et il s’agit de simplement reprendre la conclusion, où s’affirme la notion d’un univers immatériel, fondamentalement indivisible, régit par des lois qui échappent à notre contrôle direct. L’objet en tant que chose indépendamment manipulable n’a pas de place dans un univers composé de champs, soumis à des effets de cohérence quantique, où la dissolution énergétique endémique à l’entropie s’inverse par la création de structures téléologiques capables d’affirmer leur propre sens. Comme « la vie », par exemple.

Les Lumières d’hier vont s’éteindre et il est beaucoup trop tôt pour savoir par quoi elles vont être remplacées. En attendant contentons-nous de suivre le poète des Hymnes à la Nuit dans l’abîme qui s’annonce :

« Faut-il vraiment que le jour revienne ? Les forces telluriques exerceront-elles toujours leur puissance maléfique ? Cette agitation profane consume l’advent céleste de la nuit. Ô sacrifice secret de l’amour, brûleras-tu sans t’éteindre ? Le temps à la Lumière a été mesuré ; mais hors du temps et de l’espace règne la Nuit — la durée de son sommeil est éternelle. Sommeil sacré ! Ne rends pas trop rarement heureux ceux qui se consacrent à la nuit dans leurs activités mondaines. Seuls les imbéciles te jugent mal et ne connaissent du sommeil que l’ombre que tu projettes sur nous par pitié lors de ce crépuscule de la nuit véritable. Ils ne te reconnaissent pas dans le flot doré des vendanges — dans l’huile miraculeuse de l’amandier et le jus brun du pavot. Ils ne savent pas que c’est toi qui survole la poitrine de la tendre jeune fille et transforme son ventre en porte du paradis — ils ne soupçonnent pas que, venue des légendes antiques, tu t’avances ouvrant l’accès aux cieux, portant les clés de la demeure des bienheureux, messager silencieux de mystères sans fin. » (Novalis, Hymnes à la Nuit, II, traduction de l’auteur)

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