Récital Guillaume Vincent – Hommage à Chopin

Quatrième passage à Salies de Bearn du pianiste Guillaume Vincent, invité par l’association Art en Loft, pour y jouer le soir du 21 octobre, et nous faire découvrir un Chopin ‘insolite’ ‒ adjectif que je vais justifier sans trop tarder, ne serait-ce que pour déstabiliser la majorité de ceux qui croient tout savoir sur ce compositeur connu, dont les œuvres émergent d’un passé poétique et musical souvent mal compris et mal examiné. 
 
 
Tout comme Johann Strauss (1804-1849), Frédéric Chopin (1810-1849) est universellement admiré pour le côté entraînant de ses valses et c’est de cette attraction naturelle qu’il faut partir pour aller chercher l’esprit qui anime notre envie de danser. Une anecdote pour commencer. Au début des années 1970, lorsque nous habitions à Berkeley, je suis allé à un récital du pianiste polonais Witold Małcużyński (décédé en 1976), qui était déjà considéré à l’époque comme le dernier grand spécialiste de Chopin. Au terme d’un programme assez long, dédié au compositeur et construit autour de mazurkas, de polonaises, ponctuées par quelques nocturnes, il avait joué en bis l’irrésistible Valse no.7 en Do dièse mineur, incroyablement limpide, en y mettant une simplicité et une légèreté surprenante. Le mystère était là, dévoilé et à la portée de tous. Małcużyński essayait de nous dire : ‒ Chopin, c’est « ça »!

« Ça » ‒ oui, mais quoi ? Et là, ça devient compliqué… L’historien de l’art, Marcel Brion, nous rappelle que la valse doit être considérée comme une danse « révolutionnaire », car la philologie dérive son étymologie du latin volvere, tourner sur soi-même, pratique que l’on retrouve dans certaines danses religieuses de l’Orient. (La vie quotidienne à Vienne au temps de Mozart et de Schubert, 1988).

Celui qui tourne sur lui-même, suit un mouvement qui conduit parfois vers le centre caché, où l’identité profonde s’affirme, mais beaucoup plus souvent vers l’extérieur, où la spirale évolutive pousse le danseur à se perdre dans des révolutions inutiles et fatigantes: frénétiques, mal rythmées, symptomatiques d'un monde en voie de dissolution ‒ celui des valses viennoises de Strauss, qui anticipent l’épuisement de l’ordre impérial aristocratique, milieu dans lequel l’excitation sexuelle, venue de l’étreinte intime, enflamme les couples tournoyants vers un crépuscule qui s’annonce déjà.

La critique note que « la fin du cycle des ballades de Chopin se conclut sur l’une des pièces les plus incroyables du répertoire pour piano, inspirée par la musique du passé, notamment et peut-être plus que dans l’opus 23, par celle de J.-S. Bach. L’opus 52 est certainement l’une des plus fortes lumières qui influencera définitivement l’histoire de la musique (Wagner, Debussy, Ligeti, Messiaen…) Les quelques mesures d’ouverture et l’exposition du premier thème sont peut-être l’expression la plus parfaite du clair-obscur en musique, la lumineuse tonalité de do majeur (cf l’opus 17 de Schumann) se figeant dans la sombre et mate couleur de fa mineur. Le premier thème échappe à toute définition, ce n’est ni la romance de l’opus 47 ou même la chanson de l’opus 38. Il oscille entre la lamentation du Prélude de Bach BWV 857 et les élans contraints d’une danse lente (valse, mazurka).»

La sombre et mate couleur de fa mineur se retrouve aussi chez Schubert, notamment dans la Fantaisie en fa mineur, D. 940, Op. 103, œuvre pour piano à quatre mains composée en 1828, année de la mort du compositeur. Elle véhicule, elle aussi, un réveil venu de la cassure du rythme de la vie, accueilli ici par une lamentation nostalgique, dans un style aigre-doux. Vision pessimiste, projetée sur le fond d’un passé harmonieux dont l’image s’estompe à grande vitesse. Aujourd’hui, nous sommes en 2023 et la nuit s’avance sans répit, mais la nostalgie n’est plus au rendez-vous. Il ne reste plus rien pour atténuer l’absence de rêve et l’effet déprimant laissé par une actualité cauchemardesque: celle d’un monde qui se déchire dans des révolutions colorées grotesques. Les psychopathes de tous bords, qui valsent au bord de l’abîme, n’ont pas conscience des effluves infernales qui alimentent leur frénésie mortifère, les incitant à nous jouer des mauvais tours.

Mais jusqu’où donc, va ce passé qui inspire le cycle des ballades de Chopin ? C’est une question qu’il faut forcément poser, car la réponse va nous mener bien au-delà des œuvres de Bach, nous forçant à revenir aux sources historiques de la poésie et de la musique occidentale. J’en ai parlé en détail dans un recueil d’essais (Reprises lyriques, 2015), mais un sommaire des conclusions s’impose.

La notion de rythme, présente au seuil des premières harmonisations, mérite d’être revue en premier. L’hymne à un dieu ou une déesse (chez Homère ou chez Parménide), poétisé et scandé, s’appuie sur une métrique précise (L ‒ ‒ / L ‒ ‒ / L ‒ ‒ / L ‒ ‒ / L ‒ ‒ / L ‒ ). L’hexamètre dactylique, au rythme long-court-court ( L ‒ ‒ ), représente un premier pas vers la danse, car l’esprit qui anime le dactyle est aussi un esprit « révolutionnaire ». Les partitions musicales modernes distinguent ce rythme long-court-court (L ‒ ‒ ) en le notant de la signature ¾, qui correspond à un rythme de valse. Dans la Grèce antique, la modulation dans la continuité, implicite dans le mot trópos et la notion de chose en rotation, se retrouve dès le début de l’Odyssée (I.1), là où l’expression polutropon est utilisée pour caractériser Ulysse, survivant miraculeux du nostos des Grecs, suite à la guerre de Troie. Ulysse est l’homme qui survit et s’adapte à tout, parce qu’il « sait tourner». Voici le premier vers de l’Odyssée, dans sa traduction littérale :

« Ἄνδρα μοι ἔννεπε, Μοῦσα, πολύτροπον… » (Andra moi ennepe, Mousa, polutropon…)
« L’homme à moi parle de, Ô Muse, celui qui sait tourner... »

Le nostos des Grecs n’est qu’un autre tour. C’est le « re-tour » à la maison ‒ mot auquel notre fameuse « nostalgie » doit son étymologie. Retournons alors vite au récital de Guillaume pour sortir du tourbillon hypnotique où le passé se cache. Je ne vais pas chercher à caractériser l’interprétation des pièces sur lesquelles l’hommage à Chopin s’appuie. Les extraits présentés ici sont suffisamment nombreux pour que chacun puisse apprécier la technique pianistique hors-pair de Guillaume et son énergie communicative (surtout dans le Rachmaninov). Je dois m’excuser pour la qualité du son, qui ne fait pas honneur au téléphone portable sur lequel ces sélections ont été enregistrés (et même pas en stéréo). Nous sommes loin de la haute fidélité nécessaire à une bonne reproduction de ces pièces.

Sur ces mots, voici le programme, avec l’introduction de Guillaume : 
 

 

Frédéric Chopin, Ballade, Op. 52, n 4

La Ballade no 4 en fa mineur, opus 52, achevée en 1842 à Paris, est considérée comme l’un des grands chefs-d'œuvre de la musique pour piano. Pour de nombreux pianistes elle est la plus difficile, tant sur le plan technique que musical. Selon John Ogdon, c’est « la plus exaltée, la plus intense et la plus sublimement puissante de toutes les compositions de Chopin… Il est incroyable qu’elle ne dure que douze minutes, car elle contient l’expérience d’une vie ».

L’œuvre est dédiée à la baronne Rothschild, épouse de Nathaniel de Rothschild, qui avait invité Chopin à jouer dans sa résidence parisienne, où elle l’a présenté à l’aristocratie et à la noblesse. Dans la préface de son édition des ballades de Chopin, Alfred Cortot affirme que cette ballade a été inspirée par le poème d’Adam Mickiewicz, Les Trois Budrys, qui raconte l'histoire de trois frères envoyés par leur père à la recherche de trésors, et de leur retour avec trois épouses polonaises.

Sur le plan technique, l’article de Wikipédia sur la Ballade no 4, nous rappelle que Samson François en a fait une analyse musicale minutieuse, où il note son « ambivalence volontaire ». Samson divise la structure complexe en sections, commençant par l’introduction (mesures 1 à 7). Puis la valse lente du premier thème et ses variations : le thème I en fa mineur, mesures 7 à 22, les variations I (mesures 23 à 36) et II, mesures 58 à 71. Le deuxième thème à la sous-dominante en si bémol majeur (mesures 80 à 99). Ce deuxième thème pastoral est un croisement entre une barcarolle et un choral. Il est suivi d’un épisode au cours duquel la tonalité passe en la bémol majeur. Le retour de l’introduction, dans une tonalité inattendue, confirme le ton pathétique de l’œuvre. Samson insiste : « Le voyage entre ce point et la reprise [du thème II] est l'un des passages les plus magiques de Chopin. Les principaux fils du thème I sont ici isolés et présentés en combinaison contrapuntique… De plus, l’un de ces fils est progressivement et magnifiquement transformé en un retour discret à l’introduction dans une région éloignée du premier plan en la majeur, une transition rendue possible par les notes répétées communes à l’introduction et au thème I. C’est le point d’équilibre de la structure, qui permet à la reprise de passer dans la tonalité inattendue de ré mineur. »

Selon Samson, « le cadre tonal de la reprise s’avère être ingénieusement trompeur, exploitant la séquence de tierce mineure intégrée au thème I pour ramener très rapidement la musique à la tonique. L’élément canonique est ainsi absorbé discrètement dans le flux harmonique du matériau original ». 
 

 

 

 

Franz Liszt, Berceuse

« Pièce étrange que cette Berceuse écrite en 1854 (et révisée en 1862), où Liszt semble s’abandonner à une longue rêverie. « Trouée de silences et de points d’orgue, insensible au tempo du métronome, attentive à déjouer tout rythme qui tenterait de s’imposer, et même tout chant qui voudrait s’inscrire dans la durée, la pièce, une des plus délicatement ouvragées qu’il nous ait laissées, n’est qu’une succession d’instants éphémères, de ces moments filés de soie que célèbre un vers de La Fontaine. » (Sacre Guy, La musique de piano, Paris 1998) 
 

 
 

 

 

Camille Pépin – Number One

Commande du Festival des Sommets Musicaux de Gstaad. Voir l’introduction de Guillaume pour plus de détails. 
 

 

 

Serge Rachmaninov – Variations sur un thème de Chopin, Opus 22

Il s’agit d’un recueil de 22 variations pour piano composées entre 1902 et 1903 d’après le Prélude en do mineur, Op. 28 n° 20, de Frédéric Chopin. Elles sont dédicacées à Teodor Leszetycki. Rachmaninov joua les Variations sur un thème de Chopin en première à son récital de Moscou du 10 février 1903.

Les Variations peuvent être divisées en trois grands groupes. Le premier groupe contient dix variations, qui constituent une élaboration du thème. Dans ce groupe, toutes les variations restent en do mineur, car Rachmaninov s’y concentre davantage sur le développement de la texture et du rythme. Le deuxième groupe comprend les Variations 11 à 18. Le compositeur commence à s’éloigner de la tonalité originale et fait montre de plus de liberté dans le tempo et l’harmonie. Les variations dans cette section sont pour la plupart lentes et calmes. Le groupe peut être divisé en deux sections : Var. 11-14 et Var. 15-18. Il est cependant plus logique de considérer le groupe dans son ensemble, puisque la majorité des variations partagent des ambiances similaires, à l’exception de la Variation 15. Les quatre dernières variations sont plus longues et plus brillantes. Dans ce groupe, chaque variation a sa propre individualité, de manière à ce qu’elles puissent toutes exister en tant que pièces indépendantes. 
 

Ci-dessus, le 20e prélude de Chopin, sous-titré « Marche Funèbre », dont se sert Rachmaninov. Ci-dessous, la décomposition de son Opus 22 en un thème et 22 variations. Le tempo est indiqué, lorsqu’il est précisé. La position des extraits correspond à la variation enregistrée qui suit dans l'ordre : 
 
 
• Thème : Largo, 9 mesures
• I : Do mineur, Moderato (66 bpm), 8 mesures
• II : Do mineur, Allegro (122 bpm), 8 mesures
• III : Do mineur, Allegro (132 bpm), 8 mesures
• IV : Do mineur, Allegro (132 bpm), 24 mesures
• V : Do mineur, Meno mosso (92 bpm), 8 mesures
• VI : Do mineur, Meno mosso (64 bpm), 12 mesures 


• VII : Do mineur, Allegro (120 bpm), 8 mesures
• VIII : Do mineur, Allegro (120 bpm), 8 mesures
• IX : Do mineur, Allegro (120 bpm,), 8 mesures
• X : Do mineur, Più vivo (144 bpm), 14 mesures
• XI : Mi bémol majeur, Lento (44 bpm), 14 mesures
• XII : Do mineur, Moderato (60 bpm), 32 mesures 
• XIII : Do mineur, Largo (52 bpm), 16 mesures
• XIV : Do mineur, Moderato (72 bpm), 24 mesures
• XV : Fa mineur, Allegro scherzando (132 bpm), 45 mesures
• XVI : Fa mineur, Lento (54 bpm), 14 mesures


• XVII : Si bémol mineur, Grave (46 bpm), 18 mesures
• XVIII : Si bémol mineur, Più mosso, 12 mesures 



• XIX : La majeur, Allegro vivace, 35 mesures
• XX : Do dièse mineur, Presto (92 blanches pointées par minute), 108 mesures
• XXI : Andante (60 à la croche pointée), 24 mesures en Ré bémol majeur suivies de 29 mesures en Do majeur marquée Più vivo (100 bpm)
• XXII : Do majeur, Maestoso (100 bpm), 82 mesures, puis 9 mesures indiquées Meno mosso et pour finir, 19 mesures indiquées Presto


Merci à Guillaume pour ce voyage vers les profondeurs de la musique de Chopin… à Cecile et Guy, pour leur salon, leur Pleyel (piano favori de Chopin), et le buffet convivial venu à point à la sortie du récital… à Vera et Youri, qui ont généreusement laissé leur maison et leur Bechstein à la disposition de Guillaume, afin qu’il puisse y répéter en toute tranquillité pendant plusieurs jours… et enfin, à Christine pour l’accueil aux Antys et pour l’intendance.

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