Au pied du monolithe

Les marionnettes au pouvoir s’agitent sur la scène mondiale et les ficelles qui contrôlent leurs prestations chorégraphiées sont à présent visibles, même si les mains qui animent le ballet restent cachées derrière le cône lumineux dans lequel l’action se déroule. Elles sont au service d’une élite mythique, aux valeurs changeantes, qui se distingue par son mépris pour une humanité dépassée, lourde et inutile.

L’élite vivant hors-normes existe depuis longtemps. En tant que caste d’initiés, elle dévoue ses ressources à un sacerdoce inavouable. La lutte révolutionnaire pour le contrôle du troupeau, ritualisée depuis le conflit biblique opposant Abel à Caïn, confère des privilèges extravagants à ceux qui parviennent à imposer leur culte au nom d’une divinité favorable à leur sacrifice. Ces avantages proviennent aujourd’hui d’un nouveau champ de bataille, où la transformation de l’homme en surhomme s’opère tranquillement. Grâce aux pouvoirs conférés par les avancées récentes de la technologie, il semblerait que nous approchions d’un point d'inflexion. Le futuriste Ray Kurzweil situe ce point en l’an 2045. C’est un repère sur l’axe du temps, qui correspond à la singularité relevée dans la courbe prédictive du progrès. Elle devrait apporter l’immortalité à un homme nouveau, construit à partir des améliorations génétiques rendues possible par la nanotechnologie, et sa fusion avec l’intelligence artificielle. Grand rêve de sortie de la condition humaine, répertorié depuis Prométhée et Icare, mais qui exige la transgression de tabous liés à l’usage d’une ingénierie conçue pour transcender les limites naturelles de l’animal que nous sommes.

Mais revenons aux choses basses pour le moment. Si l’accumulation des pouvoirs politiques s’exerce par la manipulation de l’information-- et surtout par la propagande--, il faut noter qu’elle permet aussi de s’enrichir grâce à des montages organisés pour promouvoir un narratif trompeur, capable d’influencer une majorité à subir des pertes conséquentes au profit d’une minorité anonyme. Connu sous le nom de délit d’initié, ce type de montage montre bien que l’initiation est indispensable à son fonctionnement. Le pouvoir mafieux, à la fois politique et économique, se gère alors au sein d’une caste qui n’a pas besoin de le revendiquer ouvertement. Le secret s’impose par la complicité.

Aujourd’hui, les élites mafieuses encouragent la croyance au progrès avec une hargne toute nouvelle. Leur dernier porte parole en date, Yuval Noah Harari, ne cherche même plus à occulter le but ultime de l’exercice:

« Pour être franc, je pense que dans le futur, les humains vont utiliser la technologie pour se transformer en dieux. Et je le pense de façon littérale, pas métaphorique. Les humains sont sur le point d’acquérir des capacités qui étaient traditionnellement considérées comme des capacités divines. » 
 

Il n’y a pas de logements sociaux sur les contreforts de l’Olympe. Pour saisir les mécanismes cachés de la transition vers le divin, préconisée par la caste, il faut revenir du secret vers le sacré, car l’un n’est pas concevable sans l’autre. Walter Burkert, philologue et spécialiste des cultes à mystères, s’empare du sujet dans son Homo necans (littéralement, « L’homme qui tue »), publié en 1972. Il y précise que la complicité caractéristique de l’élite demeure indissociable du rite sacrificiel auquel la caste participe depuis longtemps :

« L’agression et la violence humaine ont marqué le progrès de notre civilisation et semblent en fait avoir pris une telle ampleur au cours de son évolution qu’elles sont devenues un problème central du présent. Les analyses qui tentent de localiser les racines du mal partent souvent d’hypothèses à courte vue, comme si l’échec de notre éducation ou le développement défectueux d’une tradition nationale ou d’un système économique particulier étaient à blâmer. On peut en dire davantage sur la thèse selon laquelle tous les ordres et toutes les formes d’autorité dans la société humaine sont fondés sur une violence institutionnalisée [...] Ceux, cependant, qui se tournent vers la religion pour se sauver de ce "soi-disant mal" qu’est l’agression, sont confrontés au meurtre à un moment donné. Au centre même du christianisme : la mort du fils innocent de Dieu ; plus tôt encore, le pacte d’alliance de l’Ancien Testament qui ne pouvait être réalisé qu’après qu’Abraham eut décidé de sacrifier son enfant. Ainsi, le sang et la violence se cachent de manière fascinante au cœur même de la religion. » (Burkert, Op.Cit.)
 

La relation entre le sacré et le secret (l’indiscuté) se révèle dans l’observation obligatoire du rituel qui renouvelle la complicité de la caste. Le consentement de chaque participant à un comportement transgressif, officiellement proscrit par la morale, crée un lien irrévocable. Ce n’est qu’en se plaçant au-delà du bien et du mal, que l’union sacrée acquiert une forme active, tendant vers l’égrégore (concept désignant un esprit de groupe constitué par l’agrégation des intentions, des énergies et des désirs de plusieurs individus unis dans un but bien défini), au sein duquel le sacerdoce se justifie :

« Le meurtre sacrificiel est l’expérience fondamentale du "sacré". Homo reIigiosus agit et atteint la conscience de soi comme homo necans […] Le bonheur de rencontrer la divinité s’exprime dans les mots, et pourtant les événements étranges et extraordinaires auxquels le participant au sacrifice est obligé d’assister sont d’autant plus intenses qu’ils sont laissés pour compte, indiscutés. […] Que ce soit en Israël, en Grèce ou à Rome, aucun accord, aucun contrat, aucune alliance ne peut se faire sans sacrifice. Et, dans le langage du serment, l’objet de l’agression qui doit être frappé et "découpé" devient pratiquement identique au pacte d’alliance lui-même […] Les familles et les guildes s’organisent en communautés sacrificielles ; il en va de même pour les villes lors d'un festival, ainsi que pour les rassemblements de groupes politiques plus importants. C'est dans la procession sacrificielle que la puissance de l’empire se manifeste. Plus le lien est étroit, plus le rituel est horrible. » (Burkert, Op.Cit.)

Si l’on observe ce qui se passe dans la société contemporaine, il est clair que l’effet recherché est lié à des doctrines religieuses, à caractère prophétique, qui justifient depuis longtemps le recours à un « peuple élu », au milieu duquel la divinité pourra se manifester. L’introduction de la technologie, à ce stade, permet de définir un état d’exception encore plus restrictif. En reformulant les critères d’élection pour exclure ceux qui n’ont pas l’expertise nécessaire au développement des capacités pseudo-divines, on élimine le gros du « peuple élu » au bénéfice d’une petite coterie de collabos compétents, placés au service d’une société composée d’automates connectés au surhomme. Le sacrifice du troupeau, devenu gênant, se justifiera de la même manière que les hécatombes servies aux dieux depuis des millénaires.

Le problème de la reproduction se pose malgré tout, car on ne peut pas se débarrasser de tout le monde en une fois dans la limite des guerres envisageables ou des pandémies. Pour bloquer la procréation il faut s’attaquer en premier lieu à la sexualité. En tant que source de vie et de plaisir, la sexualité peut être ritualisée de la même manière que le sacrifice. Il s’agit de contrôler l’instinct de reproduction des foules vers la non-procréation, et par conséquent vers la mort de l’espèce. C’est Siegmund Freud qui a établi la dualité des pulsions fondamentales de l’être humain: celle de vie (Eros) et celle de mort (Thanatos). Dans le passage de l’érotisme vers des formes déviées-- et pourquoi pas, vers le sadisme--, la pulsion de mort va s’associer au plaisir pour transformer l’acte sexuel en un acte de possession par la divinité. La pratique est ancienne chez les élites. C’est ce que nous confirme Jacob Burckhart (Considérations sur l’histoire universelle, 1870-1871):

« Les peuples de cultures supérieures connaissent également tous les degrés de religiosité, allant de l’adoration des dieux nationaux, invariablement imposés aux vaincus, des orgiasmes, des bacchanales et des diverses possessions violentes de l’homme par quelque divinité à la plus pure adoration de Dieu et à la filiale soumission au Père céleste. »

Pour les collabos compétents, la soumission au Père céleste, remplacée Ad Majorem Dei Gloriam par la soumission littérale au surhomme déifié, fera sûrement l’affaire. L’important pour la caste, c’est de créer un lien de continuité artificiel afin de s’approprier la fonction reproductive en dehors du domaine biologique auquel elle aurait été normalement associée.

« L’Église Catholique Romaine fonctionne avec succès depuis soixante générations, menée par une élite qui renonce explicitement à la procréation. Les Juifs vivent dans un isolement relatif en suivant des règles spécifiques de mariage depuis cent générations et pourtant, il n’y a pas de gènes juifs. Le succès de certaines formes de religion paraît être moins dû à la procréation qu’à l’organisation, à la propagande, au pouvoir ou à la mode, selon des motivations très variées qui déterminent des choix ou des attitudes individuelles.» (Walter Burkert, La création du sacré, 1998) 
 
 

Tout ceci est difficile à comprendre et à assimiler. Dans un dernier effort de vulgarisation, il serait bon de revenir au film de Stanley Kubrick, Eyes wide shut (1999), qui dramatise timidement l’orgiasme dans un cadre contemporain. On peut sans doute aller plus loin en se référant aux activités organisées à l’échelle mondiale par Jeffrey Epstein et Ghislaine Maxwell. Mais ce n’est pas le but de cet exposé. Le décès de Stanley Kubrick d’une crise cardiaque, dans son sommeil, à l’age de 70 ans, juste avant la sortie du film, constitue une apothéose, comme l’a bien noté la presse :

« Le cinéaste américain est mort dimanche dernier à son domicile, en Grande-Bretagne, quelques jours seulement après avoir autorisé les deux coprésidents de la Warner à visionner pour la première fois son ultime projet, Eyes Wide Shut. Douze ans ont passé depuis la sortie de son dernier film [...] Depuis, Kubrick, en maître du mystère, veillait méticuleusement à ne rien révéler du tournage [...] Aucun réalisateur en savait davantage sur la photographie, les lentilles, les émulsions de films. Mais d'autres ont avancé également qu’aucun autre cinéaste s’intéressait si peu aux gens. Mais c’est peut-être là le chemin qu’empruntent aujourd’hui notre monde et nos discours. [...] Je me demande si Stanley Kubrick ne faisait pas partie de la nouvelle avant-garde, s’avançant inlassablement et sans remords vers l’âme d’une machine. Est-ce qu’Eyes Wide Shut pourra nous donner la réponse finale? Si l’œuvre est fidèle à son auteur, et si Kubrick savait que c’était son dernier testament, ce film posera des questions qui nous mettront profondément mal à l’aise  » ( Le temps )

S’il reste quelque chose de positif à retenir de cette évolution vers la machine, c’est l’intraitable complexité de l’Univers dans lequel nous vivons. Cette complexité ne sera jamais réduite par l’abstraction et l’intelligence qui en découle. En attendant, la caste continue à imposer son narratif nihiliste, ses révolutions colorées et ses guerres génocidaires. Si les atlantistes en viennent à s’épuiser en tête de peloton, ils seront vite remplacés. La course à l’immortalité est prioritaire, mais elle est loin d’être terminée.

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