La lutte contre l’État profond

Je suis en Californie depuis près de deux mois et en profite pour me plonger dans les arcanes de l’État profond, histoire de mettre en valeur un nombre d’éléments qui vont nous permettre de mieux comprendre ses rouages. De nos jours, nous sommes prisonniers de théories élaborées à partir de délires progressistes, mal contrebalancés par les attentes eschatologiques d’une humanité minée par la corruption de ses institutions. Le triomphe du progrès s’observe dans la transformation de l’humain en objet connecté, rattaché à un réseau fantôme, contrôlant la société de manière directe et bientôt sans recours à la propagande. La valeur de l’objet connecté aura tendance à fluctuer en fonction de sa contribution à l’avènement du surhomme déifié, tant attendu. Dans ce contexte, l’État profond n’est que l’âme damnée de la « machine à broyer l’humain », lancée au profit de l’automate organique créé pour nous remplacer. Ouvert à toutes sortes de comportements jusqu’ici bridés par une morale dépassée, l’humain augmenté s’appliquera à occire la multitude de ses homologues inutiles. Il semblerait que les prophètes du transhumanisme et l’État profond soient prêts à passer à l’acte. 
 

Pour aborder et justifier des prédictions aussi radicales, il faudrait se repositionner dans les profondeurs d’une conscience qui s’intéresse à l’harmonisation des contraires. Son principe échappe à la politique progressiste moderne, conçue dans les limites de la dualité. La résistance instinctive à cette dualité se développe au contact d’un espace mythique incorruptible. Ce qui n’est pas encore rattaché à la machine reste conditionné par le pouvoir tellurique d’un lieu géographique lié au terrain fictif, où le narratif historique prend forme. C’est sur ce terrain que le combat contre la machine peut encore se dérouler.
 
 
J’ai longtemps habité dans la région de San Francisco– entre Oakland et Berkeley– et ne manque jamais de me promener du côté de Jack London Square, le long du canal qui sépare la ville d’Oakland de la presqu’île d’Alameda. C’est là que se trouve une partie de la maison de l’écrivain Jack London (authentifiée et transportée du Yukon à Oakland en 1960), posée à côté du Heinold’s First and Last Chance Saloon, ouvert depuis 1883, mais endommagé suite au tremblement de terre de 1906. C’est dans ce saloon que le jeune écrivain, « homme à tout faire » (work beast), venait étudier et s’enivrer durant ses années adolescentes. Le triangle Berkeley-Oakland-San Francisco était le lieu privilégié d’où il menait sa croisade très personnelle contre le Capital et la classe dirigeante. Classe détentrice, depuis le XIXe siècle, d’un pouvoir totalitaire en apparence inarrêtable.

Bien avant Orwell et Huxley, Jack London (1876-1916) avait prédit l’évolution dystopique des sociétés occidentales, jusqu’à l’apparition projetée de la « machine à broyer l’humain ». La chronique littéraire a essayé d’en faire un écrivain révolutionnaire un peu fou, self-made man à l’américaine, ouvert aux idéaux alors à la mode de l’Internationale socialiste. Mais l’étiquette ne colle pas, même si Léon Trotski « frappé par la hardiesse et l’indépendance de ses prévisions dans le domaine de l’histoire » a avoué qu’il aurait dû le lire plus tôt, et de manière plus attentive. L’Amérique des oligarques l’a ignoré, reléguant ses visions pessimistes aux oubliettes, histoire de ne pas réveiller un peuple déjà soumis.

En tant que révolutionnaire, Jack London était plus proche des anarchistes inclassables comme Richard Wagner et Élisée Reclus (prédécesseurs mal compris). Visionnaire comme Wagner et grand voyageur comme Élisée Reclus, il s’intéressait aux tueries répressives du Capital, mises en évidence par la semaine sanglante de la Commune de Paris. Insurrection qui a duré 72 jours et fait 20.000 morts chez les révolutionnaires. Les historiens en parlent encore :

« La Commune est en avance sur son temps pour l’ensemble de son programme social proposé en mai 1871, mais elle l’est aussi sur les questions d’environnement, d’écologie et de défense de la nature grâce à l’énorme travail réalisé par le géographe, communard : Élisée Reclus. Cet homme qui vécut de 1830 à 1905 a produit une somme considérable de travaux. Et pourtant il est pratiquement inconnu. Est-ce son engagement pour l’anarchie et pour la Commune qui ont conduit à cet état des choses? On peut le supposer lorsque l’on relit sa biographie. Ce géographe parcourt le monde, l’observe, le décrit et s’engage pour le défendre. » (source)
 

Jack London redoutait la transformation du Capital en un monstre abstrait et meurtrier. Il prenait la Commune de Paris comme modèle, même s’il la maquillait en Commune de Chicago pour les besoins de son conte futuriste. C’est à son roman visionnaire, The Iron Heel (« Le talon de fer »), écrit en 1907, qu’il faut revenir pour suivre la lutte contre l’État profond, à présent dans sa phase finale.

« Les lecteurs d’aujourd’hui qui découvriront ce livre seront sans doute frappés par la force visionnaire de son auteur et le message de courage et de lucidité qu’il nous lègue. Bien des passages surprendront le lecteur d’aujourd’hui par la prescience de la mondialisation capitaliste, le règne totalitaire de la surveillance ou par exemple la mise en avant et la manipulation de la protection de la nature par l’oligarchie. Roman d’action, Le Talon de fer est aussi un roman initiatique de la lutte des classes qui dévoile les arcanes du système... » (source)

L’État profond n’a pas d’identité profonde. Au départ, il se calque sur l’élite industrielle moderne, vouée au culte d’un pouvoir tellurique qui la dépasse. Pour Richard Wagner, ce pouvoir émane de l’Or du Rhin : métal mythique, d’un jaune solaire, incorruptible en son essence. L’or est gardé par les nymphes du Rhin. Il est découvert par hasard par un nain crasseux, venu de sous terre, attiré par le chant mélodieux de ces jeunes filles fascinantes. En célébrant le lever du soleil, elles révèlent l’existence de l’or, qui se reflète à la lumière du jour naissant. Un jeu de séduction s’engage et le nain concupiscent est vite rejeté par les nymphes. Elles le trouvent trop laid. La scène se termine par le vol de l’or, qui ne peut s’accomplir qu’au prix d’un renoncement cruel à l’amour, symbole actif de l’unité. C’est le péché originel, selon Wagner. Le métal incorruptible dévoile alors sa dualité et la puissance tellurique qui émane de cette dualité. Incorruptible à la base, l’or infléchit et mesure le degré de corruption de ceux qui s’acharnent à le posséder.

La ruée vers l’or, Jack London l’a bien connue. C’était dans le Klondike en 1897. La fièvre du métal jaune ne l’a pas enrichi, mais lui a laissé de belles histoires à raconter. Sa conscience sociale va se développer suite à cette aventure marquante : durant la Guerre russo-japonaise, où il est envoyé comme correspondant de guerre par le San Francisco Examiner, journal appartenant au magnat de la presse populiste William Randolph Hearst ; suite aussi à son admission au très exclusif Bohemian Club, dont il devient un membre honoraire ; puis encore par l’achat d’un ranch à Glenn Ellen, dans le comté de Sonoma, où il essayera de devenir un entrepreneur agricole respectueux de la nature. Le Talon de fer est la synthèse de toutes ces expériences, vécues au contact intime des deux grand pôles du spectre social : le prolétariat et le Capital.
 

Dans Le Talon de fer, le protagoniste se nomme Ernest Everhard et son nom révèle l’identité profonde de Jack London, telle qu’elle émerge du triangle Berkeley-Oakland-San Francisco, où le pouvoir tellurique s’installe en avant-garde de l’ère nouvelle : celle de l’atome, de l’ordinateur et de l’intelligence artificielle. Personnage insolite et prophète en son genre, Ernest Everhard est découvert par la narratrice du roman, Avis Cunningham, qui tombe amoureuse de ce meneur d’hommes « sincère » (earnest), « toujours » (ever) « dur » (hard). Avis est la fille d’un professeur de physique, spécialiste de l’atome, qui enseigne à l’Université de Berkeley [où j’ai moi-même fait mes études]. Et là nous entrons (comme dans un roman de Jean Parvulesco) dans un espace fictif, où l’identité profonde du héro s’affirme dans un endroit où les chose ne sont pas ce qu’elles semblent être. La rencontre entre le père d’Avis, détenteur de la clé qui ouvre les mystères du pouvoir tellurique et le héro qui va épouser sa fille, fait l’objet de deux notes insérées dans le texte, et ceci juste avant le récit détaillé des circonstances de leur rencontre :

« 1 John Cunningham, père d’Avis Everhard, était professeur à l’Université d’État de Berkeley, en Californie. Il avait pour spécialité les sciences physiques, mais se livrait à beaucoup d’autres recherches originales et était réputé comme un savant très distingué. Ses principales contributions à la science furent ses Études sur l’Électron et surtout son œuvre monumentale intitulée Identité de la Matière et de l’Énergie, où il a établi sans contestation possible que l’unité ultime de matière et l’unité ultime de force sont une seule et même chose. Avant lui, cette idée avait été entrevue, mais non démontrée, par Sir Oliver Lodge et d’autres explorateurs du nouveau champ de la radio-activité.

2 Les villes de Berkeley, d’Oakland et quelques autres, situées dans la baie de San Francisco, sont reliées à cette dernière capitale par des bacs qui font la traversée en quelques minutes ; elles forment virtuellement une agglomération unique. » (Le Talon de fer, traduction de Louis Postif, 1923)

L’identité de la matière et de l’énergie, puis son application au domaine des armes convoitées par l’État profond pour mieux établir sa domination, ne sont qu’une nouvelle manifestation du pouvoir tellurique introduit par Wagner. La dualité énergie-matière se fonde sur un paradoxe, car la matière est composée d’énergie pure maintenue en état d’équilibre vibratoire par un mécanisme qui nous échappe. C’est cette énergie pure qui contient le pouvoir de destruction emprisonné au cœur de la matière fissile. Comme dans le cas de l’or, tout progrès dans la corruption de la matière, mesure le degré de corruption de ceux qui essayent d’en maîtriser les effets.
 

Force nous est de constater que le triangle Berkeley-Oakland-San Francisco, identifié par Jack London comme le berceau constitutif des « explorateurs du nouveau champ de la radio-activité », est effectivement devenu, par la suite, le centre où se sont rassemblés les jeunes collabos de l’État profond, recrutés pour produire leurs armes. Parmi ceux-ci le plus connu est certainement Robert Oppenheimer (1904-1967) :

« Oppenheimer, sujet du film Oppenheimer de l’été 2023 de Christopher Nolan, est arrivé à Berkeley en 1929 en tant que professeur adjoint et, au cours des douze années suivantes, a créé l’une des plus grandes écoles de physique théorique au monde. Il a ensuite dirigé le laboratoire du Projet Manhattan à Los Alamos pendant la Seconde Guerre mondiale, guerre au cours de laquelle les premières armes nucléaires ont été développées. Il est souvent considéré comme le père de la bombe atomique […] Il débarqua dans la Baie à une époque où bien d’autres choses étaient en ébullition. En même temps qu’il se consacre à la physique, il s’engage dans la politique contemporaine de gauche. Dans la Bay Area des années 1930, cela comprenait la lutte contre le fascisme dans l’Allemagne nazie et en Espagne et les luttes pour la justice économique et le travail en Californie. Le Parti communiste faisait partie de ce cadre, et Oppenheimer s’est immergé dans la vie de la faculté de Berkeley, dans les efforts visant à la syndicaliser et dans les courants intellectuels de l’université, cette vaste institution d’arts libéraux qui nourrissait son esprit vagabond. » (source)

J’ouvre ici une parenthèse rapide sur le cinéaste Christopher Nolan et les sujets sur lesquels il s’est penché ces dernières années, à l’aide de films aux budgets conséquents. Dans Tenet [film sur lequel j’ai écrit un essai assez long] on retrouve le thème du nucléaire destructeur, qui s’annonce sous la forme de l’Algorithme à base de “plutonium-241”, composé de neuf pièces cachées dans neuf installations de stockage nucléaire, constamment surveillées. On y parle aussi d’Oppenheimer : "Alors qu’ils approchaient du premier test atomique, Oppenheimer s’inquiétait que la détonation puisse produire une réaction en chaîne, capable d’engloutir le monde", raconte le mystérieux marchand d’armes Priya, joué par Dimple Kapadia dans Tenet. Christopher Nolan va se pencher sur les conséquences imprévisibles du combat qui oppose le bien au mal. Oppenheimer ne voulait pas que l’arme qu’il avait développée, soit utilisée au-delà de la défaite des forces de l’Axe, mais il n’avait aucun contrôle sur la suite des événements. En cela, comme dans le cas de ses sympathies pour la gauche communiste, il était semblable aux jeunes de sa génération : bourgeois malins, éduqués dans un esprit humaniste, mais qui ne comprenaient pas que la gauche Marxiste avait été créée, elle aussi, par le Capital. Le Talon de fer explique pourquoi :

« L’Oligarchie elle-même se développa de façon remarquable et, il faut l’avouer, inattendue. En tant que classe, elle se disciplina. Chacun de ses membres eut sa tâche assignée dans le monde et fut obligé de l’accomplir. Il n’y eut plus de jeunes gens riches et oisifs. Leur force était employée pour consolider celle de l’Oligarchie. Ils servaient soit comme officiers supérieurs dans l’armée, soit comme capitaines ou lieutenants dans l’industrie. Ils se faisaient des carrières dans les sciences appliquées, et beaucoup d’entre eux devinrent des ingénieurs renommés [...] Ils se croyaient les sauveurs du genre humain, et se considéraient comme des travailleurs héroïques se sacrifiant pour son plus grand bien. Ils étaient convaincus que leur classe était l’unique soutien de la civilisation, et persuadés que s’ils faiblissaient une minute, le monstre les engloutirait dans sa panse caverneuse et gluante avec tout ce qu’il y a de beauté et de bonté, de joies et de merveilles au monde. Sans eux, l’anarchie régnerait et l’humanité retomberait dans la nuit primordiale d’où elle eut tant de peine à émerger [...] En résumé, eux seuls, par leurs efforts et sacrifices incessants, se tenaient entre la faible humanité et le monstre dévorant ; ils le croyaient fermement, ils en étaient sûrs. Je ne saurais trop insister sur cette conviction de rectitude morale commune à toute la classe des oligarques. Elle a fait la force du Talon de Fer, et beaucoup de camarades ont mis trop de temps ou de répugnance à la comprendre. »

L’État profond se cache derrière des masques protéiformes pour mieux tromper ses adversaires. Le combat de la gauche contre la droite, du capitalisme contre le communisme, du fascisme contre le désordre, du patron contre l’ouvrier, s’assimilent tous à une manifestation opérative de la dualité responsable du déclin moderne. Le pouvoir tellurique caché derrière ce phénomène n’a jamais reçu l’attention qu’il mérite.

Le Talon de fer évacue les a priori et encourage la méthode empirique. Pas de théorie, que des faits. L’humain est déjà assez difficile à quantifier et à qualifier. Les notions de devoir, de droits, de bonheur, de justice, de liberté, ne se définissent pas de la même manière dans les limite de chaque classe sociale. Le roman prend le temps de bien situer la rencontre entre le professeur Cunningham et le révolutionnaire Ernest Everhard, son futur gendre. Avis prend la parole :

« Père n’était pas un sociologue : sa spécialité scientifique était la physique, et ses recherches dans cette branche avaient été fructueuses. Son mariage l’avait rendu parfaitement heureux. Mais, après la mort de ma mère, ses travaux ne purent combler le vide. Il s’occupa de philosophie avec un intérêt d’abord mitigé, puis grandissant de jour en jour : il fut entraîné vers l’économie politique et la science sociale, et comme il possédait un vif sentiment de justice, il ne tarda pas à se passionner pour le redressement des torts. Je notai avec gratitude ces indices d’un intérêt renaissant à la vie, sans me douter où la nôtre allait être menée. Lui, avec l’enthousiasme d’un adolescent, plongea tête baissée dans ses nouvelles recherches, sans s’inquiéter le moins du monde où elles aboutiraient. Habitué de longue date au laboratoire, il fit de sa salle à manger un laboratoire social. Des gens de toutes sortes et de toutes conditions s’y trouvèrent réunis, savants, politiciens, banquiers, commerçants, professeurs, chefs travaillistes, socialistes et anarchistes. Il les poussait à discuter entre eux, puis analysait leurs idées sur la vie et sur la société […] Un soir, dans une rue, il s’était arrêté pour écouter un homme qui, juché sur une caisse à savon, discourait devant un groupe d’ouvriers. C’était Ernest. » 

Ernest est le héro des révoltés. Capable d’exposer clairement la doctrine de Karl Marx sur la plus-value, il ne se fait aucune illusion sur les vertus intrinsèques de la classes ouvrière. Le Capital que Jack London décrit, est toujours prêt à subventionner une opposition contrôlée, à acheter les travailleurs qui lui sont indispensables et à encourager l’analphabétisme des masses pour mieux les dominer. Le Capital est maître du terrain. L’Internationale Socialiste, qui regroupe aujourd’hui la majeure partie des partis socialistes, sociaux-démocrates et travaillistes du monde sert d’opposition factice. Une politique implacable, qui vise à réduire le coût du travail par la mécanisation, mène tout droit à la mondialisation et à la Cité panoptique (vaccinée, numérisée et surveillée).

À partir de là, l’équation entre le Talon de fer et l’État profond se fait presque toute seule. En partant de la différenciation de la société en classes économiques distinctes, on arrive à la conscience de classe qui va souder chaque groupe, sauf le groupe dominant. Celui-ci maîtrise les classes subordonnées et ses propres membres grâce à une politique furtive, amorale et subversive, où le recours au meurtre, à la guerre et au génocide fait partie du jeu. Il n’y a plus de place pour un débat quelconque dans cet univers fondé sur la corruption. Tout doit se faire dans la violence. Pour l’élite, c’est le sacrifice du bétail humain qui cimente la loyauté de caste. Le « Talon de fer » ne sert qu’à écraser.
 

Revenons alors au triangle Berkeley-Oakland-San Francisco, incubateur du complexe militaro-industriel américain et simultanément épicentre de mouvements sociaux conséquents, et ceci depuis l’époque de Jack London, jusqu’aux années de la guerre au Vietnam. D’un côté cela donne le laboratoire de Lawrence Livermore, nommé après son fondateur, le professeur Ernest Lawrence, ancien collègue d’Oppenheimer à Berkeley ; de l’autre une transition en simultané vers des idées nouvelles, propagées à présent par l’État de Californie et son gouverneur woke Gavin Newsom. Une toile d’araignée qui vaut la peine d’être examinée de plus près.

Commençons par l’histoire de Lawrence Livermore :

« La guerre froide faisait rage et le 29 août 1949, l’Union soviétique faisait exploser sa première bombe atomique, bien plus tôt que prévu par les experts occidentaux. Moins d’un an plus tard, les forces communistes nord-coréennes franchissaient le 38e parallèle pour envahir la République de Corée. La sécurité nationale était en jeu. Le besoin urgent d’accélérer le programme national de bombes H a conduit Ernest O. Lawrence et Edward Teller à plaider en faveur de la création d’un deuxième laboratoire pour renforcer les efforts de Los Alamos. Le 2 septembre 1952, une succursale du laboratoire de rayonnement de l’Université de Californie a ouvert ses portes près de Livermore, en Californie.

Depuis plus de 70 ans, le Laboratoire national Lawrence Livermore applique la science et la technologie dans le but de rendre le monde plus sûr. Tout en gardant à l’esprit nos engagements cruciaux liés à notre mission, nous appliquons la science et la technologie de pointe pour réaliser des percées dans les domaines de la dissuasion nucléaire, de la lutte contre le terrorisme et de la non-prolifération, de la défense et du renseignement, ainsi que celui de la sécurité énergétique et environnementale. » (source)
 

Rendre le monde plus sûr est une tache difficile, à laquelle s’attellent d’autres personnages importants, sortis eux aussi du triangle Berkeley-Oakland-San Francisco :

« Gavin Newsom sera le premier démocrate depuis plus d’un demi-siècle à succéder à un autre démocrate au poste de gouverneur [de l’État de Californie] et cette succession marque également une grande transition générationnelle dans la politique californienne.

Un quatuor gériatrique, longtemps dominant dans la région de la baie de San Francisco – le gouverneur Jerry Brown, les sénateurs Dianne Feinstein et Barbara Boxer et la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi – a lentement cédé le pouvoir à de jeunes politiciens militants. Newsom succède à quelqu’un qui pourrait être considéré comme son quasi-oncle, puisque son investiture au pouvoir étend la saga, vieille de plusieurs décennies, des quatre familles de San Francisco liées par le sang, le mariage, l’argent, la culture et, bien sûr, la politique – les Brown, les Newsom, les Pelosi et les Getty.

Ces liens remontent à 80 ans en arrière, à l’époque où le père de Jerry Brown, Pat Brown, s’est présenté à la charge de procureur du district de San Francisco, perdant en 1939, mais gagnant en 1943 avec l’aide de son ami proche, l’homme d’affaires William Newsom, grand-père de Gavin Newsom.

Avançons rapidement de deux décennies. L’administration du gouverneur Pat Brown développe Squaw Valley pour les Jeux olympiques d’hiver de 1960. Brown accorde une concession à William Newsom et son partenaire, John Pelosi. La concession de Squaw Valley [rebaptisée Palisades Tahoe, histoire de rentrer dans le moule woke] était mal vue à l’époque et créa un froid entre ces anciens amis. William Newsom souhaitait apporter des améliorations significatives au complexe de ski, avec la construction d’un Centre des congrès, mais le ministère des Parcs et des Loisirs de Brown a hésité. Newsom et son fils, un avocat également nommé William, ont tenu une série de réunions controversées à ce sujet avec des responsables politiques. Un mémorandum de huit pages sur les réunions de 1966, émanant du directeur du département, Fred Jones, et enterré dans les archives de Pat Brown, parle de Newsom aigris, menaçant de blesser politiquement le gouverneur, alors que Brown se présentait pour un troisième mandat contre Ronald Reagan.

La candidature de Pat Brown pour un troisième mandat a échoué et l’administration Reagan a racheté la concession de Newsom. Mais l’alliance Brown-Newsom a pu s’étendre à nouveau à partir du moment où Jerry, le fils de Pat Brown, a réussi à récupérer le poste de gouverneur en 1974. En 1975, celui-ci a nommé le jeune William Newsom, ami personnel et père de Gavin, à un poste de juge dans le comté de Placer, puis trois ans plus tard à la Cour d’appel de l’État. Le juge Newsom [...] avait été l’avocat du magnat du pétrole J. Paul Getty [...] Alors qu’il siégeait à la cour d’appel dans les années 1980, il a aidé Gordon, le fils de Getty. Gordon a obtenu une modification de la loi, qui lui a permis de réclamer une part du trust fiduciaire familial.

Après que Newsom ait pris sa retraite, en 1995, il devint l’administrateur du trust fiduciaire de Gordon Getty, déclarant à la presse : "Je gagne ma vie en travaillant pour Gordon Getty". Le trust a fourni les fonds pour lancer la chaîne de restaurants PlumpJack, que le fils Newson, Gavin, et le fils Getty, Billy, ont développé par la suite, partant de Squaw Valley. L’entreprise PlumpJack (du nom d’un opéra composé par Gordon Getty) a débouché pour Gavin Newsom sur une carrière politique impressionnante: à San Francisco, en tant que maire, puis en Californie en tant que lieutenant-gouverneur, puis gouverneur, succédant ainsi au vieil ami de son père. Ainsi tout reste au sein de la grande famille. » (source)
 

Dans le cas de la politique internationale, les efforts titanesques s’appliquent à des conflits idéologiques hérités d’un passé plus flou. Big Sur devient la succursale opérative du triangle Berkeley-Oakland-San Francisco. Car c’est là que se trouve l’institut Esalen, ancien pilier de la contre-culture locale transformé en centre de développement personnel haut de gamme. Esalen avait accueilli les gourous du New Age et, dans les années 1960, a joué un rôle majeur dans la vulgarisation des philosophies orientales, du Mouvement du potentiel humain et de la Gestalt-thérapie aux États-Unis. Esalen doit son nom aux Amérindiens qui s’y rassemblaient près des sources chaudes naturelles. Encore un lieu tellurique.
 
 
En 1980, Esalen entre de plein pied dans la politique internationale en apportant ses compétences à T2 : Un institut pour la diplomatie citoyenne, qui s’occupe aujourd’hui du conflit Russo-Ukrainien et qui a jadis sponsorisé le voyage de Boris Eltsine aux États-Unis, à l’époque de la Perestroïka :

« En 1989, Esalen et Track Two [ T2 ] ont invité Boris Eltsine à se rendre aux États-Unis pour y découvrir la démocratie en marche. Ce voyage a incité Eltsine à remettre en question le communisme et la théorie d’un État soviétique. En 2000, la première bibliothèque de littérature psychologique a été créée en Russie à l’Université d’État de Moscou, en partenariat avec Track Two/CTR . » (source)
 
 
Esalen a réuni des influenceurs, venant de pays en conflit, dans des ateliers et des conférences immersives afin de stimuler les discussions, nouer des relations et activer des réseaux. La connexion d’Esalen avec les psychologues Erik et Joan Erikson, a grandement contribué à remodeler la vision dominante du développement humain. Le lancement, en 1983 (source), du premier des quatre symposiums sur la psychologie politique des relations soviéto-américaines, avec l’aide du diplomate de carrière Joseph Montville et des psychologues Erik et Joan Erikson a été déterminant pour le développement subséquent de ces avancées. Les Erikson sont aussi passés par Berkeley :

« Joan a déménagé à Vienne pour mener des recherches sur la danse pour sa thèse de doctorat et y a rencontré son futur mari Erik Homborger Erikson [inventeur de la crise d’identité], qui travaillait dans une école progressiste créée par Anna Freud. Joan et Erik se sont mariés en 1930. Joan a persuadé Erik de déménager aux États-Unis trois ans plus tard ("pour échapper au fascisme européen"), où ils sont devenus citoyens en 1939. Les Eriksons ont passé quelque temps aux universités d’Harvard et de Yale, puis ont déménagé à l’Université de Californie, à Berkeley. » (source)

Voilà qui en dit long sur la relation entre les élites russes et américaines et en particulier sur l’athanor, au fond duquel l’alchimie des valeurs démocratiques va si aisément transformer le plomb soviétique en or, sous le regard vigilant d’un Eltsine enthousiaste. A l’instant critique, où la troisième guerre mondiale se prépare, on est attristé d’entendre Poutine, son successeur choisi, faire l’éloge du président « vous êtes avec nous ou contre nous » George Bush, Jr. (à 1:26:35). Éloge immortalisé dans l’entretien du 6 février 2024, accordé au journaliste américain Tucker Carlson (« Toi ex-C.I.A., moi ex-K.G.B., nous tous bourgeois pacifistes maintenant », à 45:07). Carlson ne relève même pas la bavure.

Les massacres en Ukraine et à Gaza ne gênent plus personne et surtout pas l’État profond. Le dérapage des marionnettes, lui, gêne au niveau de la communication. Il faut rester on-message, fidèle à la ligne du parti. Les ex-soviétiques, donneurs de leçons d’histoire, devraient comprendre ça. Mais qu’importe, les couleuvres s’avalent sans problème, et la mondialisation avance à grand pas. Il n’y a pas de quoi se plaindre.

Le Talon de fer se termine sur une phrase inachevée, sous-entendant l’exécution prochaine d’Ernest Everhard :

« Et sur toute cette agitation piétinait le Talon de Fer, marchant impassible vers son but, secouant tout le tissu social […], punissant, sans haine et sans pitié, acceptant toutes les représailles et remplissant les vides aussi vite qu’ils se produisaient dans sa ligne de combat. Parallèlement, Ernest et les autres chefs travaillaient ferme à réorganiser les forces de la Révolution. On comprendra l’ampleur de cette tâche en tenant compte de... »

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