L’œil était dans la tombe

Nous voici à nouveau devant le phénomène de l’œil qui surveille : tout et partout. Si je ne cite pas assez Michel Foucault et son analyse des perversités du « panopticon » (Surveiller et punir, 1975), ce n’est pas parce que ses conclusions m’indiffèrent, mais parce qu’elles ne vont pas assez loin. En 1975, tout comme à l’époque du 1984 d’Orwell, les technologies de pointe ne laissaient pas entrevoir le rôle déterminant que leur déploiement allait jouer dans l’élaboration d’un narratif dédié à l’avènement du transhumain. Aujourd’hui, l’élite mondialisée s’apprête à revendiquer sa quasi-divinité, position élevée par rapport à l’humanité ordinaire, lui donnant le droit de gérer son bétail comme bon lui semble. 
 
 
Pour Foucault, « Le partage constant du normal et de l’anormal, auquel tout individu est soumis, reconduit jusqu’à nous et en les appliquant à de tout autres objets, le marquage binaire et l’exil du lépreux ; l’existence de tout un ensemble de techniques et d’institutions qui se donnent pour tâche de mesurer, de contrôler, et de corriger les anormaux, fait fonctionner les dispositifs disciplinaires qu’appelait la peur de la peste [et aujourd’hui du Covid...]. Tous les mécanismes de pouvoir qui, de nos jours encore, se disposent autour de l’anormal, pour le marquer comme pour le modifier, composent ces deux formes dont ils dérivent de loin. »

De là tout se ramène à la rupture du contrat social entre l’individu décrété anormal, et le pouvoir suprême, rupture illustrée dans la légende biblique d’Abel et Caïn, où tout est déjà dit. Dans la Genèse, Caïn, coupable du meurtre d’Abel, est condamné à une vie d’errance. Aux yeux du pouvoir suprême, le sacrifice du berger (Abel) l’emporte sur celui du céréalier (Caïn). Abel est le maître du troupeau, premier symbole d’un ordre primitif dont les prérogatives s’exercent dans le monde animal. Le troupeau doit être périodiquement délesté de ses meilleures bêtes, pour que la hiérarchie puisse en profiter. La transitivité de l’obéissance autour du sacrifice, fait que le troupeau se soumet au berger et le berger, par l’intermédiaire d’une filière de gestionnaires élus, devra se soumettre indirectement au pouvoir suprême, du reste invisible. Telle est la nature de l’ordre hiérarchique, dont l’organigramme culmine au sommet d’une pyramide archétypale, où le Grand Gestionnaire (GG), infaillible par définition, demeure intronisé dans son unicité. C’est le monothéisme pratique, en quelques mots. 
 


Vu sous cet angle, le meurtre d’Abel peut être conçu comme un acte de rébellion contre le pouvoir suprême, plutôt que comme le résultat d’une crise de jalousie, actée à chaud. Le « berger » (celui qui conduit le troupeau ‒ incarnation archaïque du führer ou du « premier de cordée » de l’ère contemporaine), dérive son pouvoir de l’existence postulée du lointain GG, figure présumée transcendante, qui ordonne l’univers à partir de la pyramide où l’œil providentiel s’inscrit dans un triangle rayonnant, placé au sommet. Les initiés le savent : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. »

Il faut revenir à Victor Hugo et à La légende des siècles, pour suivre le voyage de l’œil primordial, parti à la poursuite du rebelle exilé. Son poème, La conscience, montre qu’il s’agit de culpabiliser le meurtrier et ses descendants insoumis, au nom d’une morale venue à point pour entraver l’éveil d’un ordre social souillé par son recours au sacrifice. Réveil brutal, qui justifierait sans doute l’élimination du « collabo » Abel, suppôt bienveillant d’un pouvoir sans état d’âme, susceptible d’étendre la pratique du sacrifice jusqu’au troupeau humain. Caïn, et sa descendance proto-anarchiste, sont donc condamnés à l’exil et à la fuite, et c’est là qu’une lecture à contre-courant du poème de Victor Hugo s’impose :

La conscience (1853) 
Victor Hugo, La légende des siècles 

Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes, 
Échevelé, livide au milieu des tempêtes, 
Caïn se fut enfui de devant Jéhovah, 
Comme le soir tombait, l’homme sombre arriva 
Au bas d’une montagne en une grande plaine ; 
Sa femme fatiguée et ses fils hors d’haleine 
Lui dirent : « Couchons-nous sur la terre, et dormons. » 
Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts. 
Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres, 
Il vit un œil, tout grand ouvert dans les ténèbres, 
Et qui le regardait dans l’ombre fixement. 
« Je suis trop près », dit-il avec un tremblement. 
Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse, 
Et se remit à fuir sinistre dans l’espace. 
Il marcha trente jours, il marcha trente nuits. 
Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits, 
Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve, 
Sans repos, sans sommeil; il atteignit la grève 
Des mers dans le pays qui fut depuis Assur. 
« Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr. 
Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. » 
Et, comme il s’asseyait, il vit dans les cieux mornes 
L’œil à la même place au fond de l’horizon. 
Alors il tressaillit en proie au noir frisson. 
« Cachez-moi ! » cria-t-il ; et, le doigt sur la bouche, 
Tous ses fils regardaient trembler l’aïeul farouche. 
Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont 
Sous des tentes de poil dans le désert profond : 
« Étends de ce côté la toile de la tente. » 
Et l’on développa la muraille flottante ; 
Et, quand on l’eut fixée avec des poids de plomb : 
« Vous ne voyez plus rien ? » dit Tsilla, l’enfant blond, 
La fille de ses Fils, douce comme l’aurore ; 
Et Caïn répondit : « je vois cet œil encore ! » 
Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs 
Soufflant dans des clairons et frappant des tambours, 
Cria : « je saurai bien construire une barrière. » 
Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière. 
Et Caïn dit « Cet œil me regarde toujours ! » 
Hénoch dit : « Il faut faire une enceinte de tours 
Si terrible, que rien ne puisse approcher d’elle. 
Bâtissons une ville avec sa citadelle, 
Bâtissons une ville, et nous la fermerons. » 
Alors Tubalcaïn, père des forgerons, 
Construisit une ville énorme et surhumaine. 
Pendant qu’il travaillait, ses frères, dans la plaine, 
Chassaient les fils d’Enos et les enfants de Seth ; 
Et l’on crevait les yeux à quiconque passait ; 
Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles. 
Le granit remplaça la tente aux murs de toiles, 
On lia chaque bloc avec des nœuds de fer, 
Et la ville semblait une ville d’enfer ; 
L’ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ; 
Ils donnèrent aux murs l’épaisseur des montagnes ; 
Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d’entrer. » 
Quand ils eurent fini de clore et de murer, 
On mit l’aïeul au centre en une tour de pierre ; 
Et lui restait lugubre et hagard. « Ô mon père ! 
L’œil a-t-il disparu ? » dit en tremblant Tsilla. 
Et Caïn répondit :  « Non, il est toujours là. » 
Alors il dit : « je veux habiter sous la terre 
Comme dans son sépulcre un homme solitaire ; 
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. » 
On fit donc une fosse, et Caïn dit « C’est bien ! » 
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre. 
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre 
Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain, 
L’œil était dans la tombe et regardait Caïn.

Le meurtre d’Abel, du point de vue de Caïn, correspond au sacrifice du sacrificateur agréé par le GG. Il s’agit d’un refus instinctif du rituel suspect, perçu comme un acte canonique nécessaire au maintien de l’ordre basé sur l’obéissance inconditionnelle (voir le sacrifice d’Abraham). Scénario qui finira par normaliser le recours aux guerres et aux génocides (pour la bonne cause), tout en marginalisant ceux qui refusent de participer aux hécatombes exigées par le Grand Guide.

L’unicité du GG, passe par la négation de la non-localité d’une conscience universelle indéchiffrable. Elle s’oppose conceptuellement à l’équation du « tout » avec son unité sous-jacente. Dans un univers à quatre dimensions (x,y,z,t) l’œuf est dans la poule, mais la poule est aussi dans l’œuf. C’est l’univers de Dante, où l’hypersphère (connue aussi comme la 3-sphère) est à la fois le contenu et le contenant, et où « ce qui est en bas » est effectivement « comme ce qui est en haut », mais pas dans le sens où les disciples du GG l’entendent. Dans cet univers plus complexe, il n’y a pas de hiérarchie !

Le physicien Carlo Rovelli (Par-delà le visible, 2014) rappelle que « Dante visite ces sphères, avec Béatrice, dans son fantastique voyage visionnaire, jusqu’à la sphère extérieure. Lorsqu’il y parvient, il contemple l’Univers sous lui, avec les cieux qui tournent et, tout en bas, au centre, la Terre. Mais ensuite il regarde encore plus haut : que voit-il alors ? Un point lumineux entouré par d’immenses sphères d’anges, c’est-à-dire un autre cercle immense qui, selon ses termes, “semble enclos” par la sphère de notre Univers ! Voici les vers de Dante au chant XXVII du Paradis : “Lumière et amour l’entourent d’un cercle et comme lui les autres cercles”; et, au chant XXX, toujours à propos du dernier “cercle” : “et qui semble enclos dans ce qu’il enclôt…” Le point de lumière et les sphères d’anges entourent l’Univers et sont entourés par lui ! C’est exactement la description d’une 3-sphère. »

Mais Dante était aussi considéré comme hérétique aux yeux de la hiérarchie. C’est ce qui ressort du livre de Gabrieli Rossetti, specialiste de Dante, publié à Londres en 1832 :

« Il faut savoir que M. G. Rossetti, sincère catholique, comme il en fait profession hautement dans son livre, a été amené par une pente si douce, en étudiant Dante, ses contemporains et ses élèves, à reconnaître que ces écrivains avaient eu pour but unique, dans leurs compositions, de combattre le chef de l’Église, qu’il en a été en quelque sorte atterré lorsqu’une lecture et des études plus fréquentes et plus attentives ne lui permirent plus d’en douter. » (Dante hérétique)

Tout ceci nous ramène à la fameuse « marque de Caïn », définie aujourd’hui comme « la marque visible apposée par Dieu sur Caïn pour que les hommes reconnaissent en lui le meurtrier de son frère et sachent qu’ils ne doivent pas le tuer pour qu’il puisse vivre sa honte jusqu’à sa mort. » Là aussi, une autre interprétation est possible. Et c’est Baudelaire qui la formule. Il faut bien dire qu’elle n’est pas encourageante pour les élites soumises au GG. Le mal, lui aussi, donne des fleurs !

Abel et Caïn
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857

I

Race d’Abel, dors, bois et mange
Dieu te sourit complaisamment.

Race de Caïn, dans la fange
Rampe et meurs misérablement.

Race d’Abel, ton sacrifice
Flatte le nez du Séraphin !

Race de Caïn, ton supplice
Aura-t-il jamais une fin ?

Race d’Abel, vois tes semailles
Et ton bétail venir à bien ;

Race de Caïn, tes entrailles
Hurlent la faim comme un vieux chien. ?

Race d’Abel, chauffe ton ventre
À ton foyer patriarcal ;

Race de Caïn, dans ton antre
Tremble de froid, pauvre chacal !

Race d’Abel, aime et pullule !
Ton or fait aussi des petits.

Race de Caïn, cœur qui brûle,
Prends garde à ces grands appétits.

Race d’Abel, tu croîs et broutes
Comme les punaises des bois !

Race de Caïn, sur les routes
Traîne ta famille aux abois.

II

Ah ! race d’Abel, ta charogne
Engraissera le sol fumant !

Race de Caïn, ta besogne
N’est pas faite suffisamment ;

Race d’Abel, voici ta honte :
Le fer est vaincu par l’épieu !

Race de Caïn, au ciel monte,
Et sur la terre jette Dieu !

Pour revenir sur cette terre, voici une photo qui en dit long sur la lignée des sbires du GG, tel qu’elle se manifeste aujourd’hui aux États-Unis. Grands démocrates, soi-disant opposés par leurs valeurs profondes et leurs lignes de conduite engagées, mais tous copains comme cochons lorsqu’il s’agit de suivre les directives impérieuses du GG. 
 

 
--------

Notes de voyage :

Tour de France ces dernières semaines durant la période des fêtes. Du Bearn jusqu’à Saint-Malo, en passant par Le Mans, avant d’arriver à Paris pour le Réveillon de fin d’année. Beaucoup d’impressions, à la fois surréalistes et positives, dans la mesure où il est de plus en plus clair que la hiérarchie en place a du mal à s’imposer. La dissolution de la France dans l’Europe, et celle de l’Europe dans la Cité panoptique est loin d’être un fait accompli.

En attendant, soyons reconnaissants pour les huîtres de Cancale (celles du GG d’Arcachon étaient empoisonnées), le fois gras issu des sacrifices des descendants d’Abel, et le champagne ingurgité à la santé de ceux qui en ont besoin (en l’occurrence les vaccinés du Covid, souvent aux prises avec des séquelles qu’ils pensaient pouvoir éviter ‒ on en parle, mais c’est mal vu). Voilà pour le menu de base des festivités, suivies de promenades à pied dans Paris, en particulier de la République jusqu’aux jardins du Luxembourg, avec pause déjeuner au Louis-Philippe, sur les quais de la Seine près de l’Île Saint-Louis, avant d’arriver aux abords de Notre-Dame : monument tristement engoncé dans un carcan d’échafaudages métalliques, victime de mises en scènes conçues au plus profond du Malebolge, huitième cercle de l’Enfer de Dante, où vivent tous les fraudeurs. 
 

 
Visite aussi au Petit Palais, à l’exposition Trésors en noir et blanc, où l’Adam et Eve d’Albrecht Dürer nous fait redécouvrir les parents d’Abel et Caïn, et ceci au milieu d’œuvres de grands maîtres de l’estampe, comme Rembrandt, Callot et Goya, qui documentent les supplices et les punitions infligés aux gueux qui ne sont rien, et ceci depuis des siècles. La thématique persiste et s’affirme. 
 

 
Départ prochain en Californie, pour quelques mois, histoire de s’adonner à l’errance qui permet d’échapper brièvement à l’œil motivé du panopticon. Au retour, la Sicile pour quelques semaines ‒ chez Tubalcaïn, au pied de l’Etna ! ‒ avant de rentrer à la maison, début mai.

Bonne Année à tous !!!

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Récital Guillaume Vincent – Hommage à Chopin

La lutte contre l’État profond

Au pied du monolithe