Futuroscope panoptique
Nous vivons à une époque où la technologie apporte de nouveaux éléments de contrôle, capables de transformer la société de manière irréversible. L’intelligence artificielle, telle qu’elle se présente avec la plateforme GPT (Generative Pre-trained Transformer), va remplacer notre intuition créative par une mimétique infernale. L’ouverture d’esprit, nécessaire à la survie de l’individu dans un monde faussé par des algorithmes générateurs d’informations invérifiables, exige une liberté de penser qui ne doit pas être bridée. Un narratif politique envahissant se profile à l’horizon et l’autorité de ce narratif s’étend déjà de manière récursive à d’autres domaines. S’appuyant sur des schémas cognitifs perfectionnés à l’aide de bases de données massives, la plateforme s’entraîne sur de nouvelles données.
Notre perception de la réalité est cannibalisée par ce mécanisme transformateur répétitif, truffé de préjugés, où l’information se met obligatoirement au service du mensonge, car celui-ci n’est que la brique élémentaire utilisée dans la construction de nos réalités virtuelles. Réalité virtuelle contraignante, inorganique, nocive à l’élan vital, malheureusement vraisemblable, et qui empêche l’individu de trouver ce qui donne un sens à l’existence. Le vraisemblable est semblable au vrai, mais il n’est qu’une imitation convaincante de la réalité historique sous-jacente, non-locale par nature et impossible à cerner de manière objective.
C’est d’ailleurs dans l’univers tragique de l’opéra, chez Richard Wagner, que l’on retrouve la meilleure dramatisation des modes d’existence archaïques, incompatibles, auxquels nous étions confrontés à l'époque des héros : l’un créatif, puissant, opérant dans le réel immédiat ; l’autre imitatif, tout en mollesse, à jamais perdu dans les fantasmes d’un rationalisme naissant et réducteur. Dans la tétralogie wagnérienne Siegfried, le héros, affronte Mime, l’« expert » chargé de réparer l’épée magique léguée par Wotan, dieu suprême de la mythologie germanique. Cette épée est l’instrument du sacrifice. Elle permettra à Siegfried d’occire le dragon barrant l'entrée de la cave où est entassé le trésor des Nibelung. Trésor amassé par Alberich, ancien propriétaire des richesses et de l’anneau qui confère un pouvoir absolu. Nain brutal et vicieux, Alberich est parvenu à obtenir l'or des filles du Rhin, dont il s'est servi pour forger l'anneau, renonçant auparavant à l’amour. Par la suite il a utilisé le pouvoir conféré par l'anneau pour contrôler les hommes, les transformant en esclaves. De là vient sa fortune.
L’histoire est compliquée, mais le nom Mime indique déjà de quoi il est question, surtout par opposition au nom de son fils adoptif (Siegfried = l’harmonie triomphante). L’art du forgeron est un art magique lié aux propriétés du feu, où il est question d’un processus qui se résume par la formule ‘solve et coagula’. Décrivant les opérations alchimiques qui s’y rapportent, Roger Bacon nous apprend que « L’alchimie est la science enseignant à transformer tout genre de métal en un autre genre ; cela à l’aide d’une médecine appropriée. » (Le miroir de l’alchimie, XIIIe)
Mime est motivé et se considère comme le meilleur forgeron de sa génération, mais il n’arrive pas à restaurer l’épée. Il essaye évidemment de souder les deux morceaux en une seule pièce, mais lorsque Siegfried s’empare de l’épée pour la mettre à l’épreuve, elle se fracasse sur l’enclume. Mime lui suggère d’être patient. Au bout de plusieurs séances, Siegfried s’emporte et décide de prendre les affaires en main. Il annonce à Mime qu’il va forger l’épée lui-même. Mime se moque de lui. Si seulement Siegfried avait suivi ses leçons, peut-être aurait-il été capable d’entreprendre un travail aussi difficile. Mais là, sans une connaissance approfondie des métaux et de leurs propriétés, il n’a aucune chance. Siegfried explose de rage. Il s’empare de l’épée, prend une lime et débite le métal en paillettes. Il place la limaille dans un creuset, puis met le tout sur le feu pour faire fondre le métal brut (solve). De là, il le laisse refroidir dans un moule (coagula), puis forge l’épée à grands coups de marteau. Le travail terminé, il s’empare de l'épée et fend l’enclume en deux. L’homme libre, le créateur instinctif issu de l’harmonie triomphante vient de remettre l’imitateur à sa place. Il n’a pas besoin de leçons.
Dans la tétralogie wagnérienne, il s’agit hélas d’une dernière mise en garde avant Le Crépuscule des Dieux, où Siegfried va découvrir que le monde est contrôlé par une élite dégénérée. Monde où tout est faux et soumis à des distorsions qui s’avéreront fatales. Et c’est cet univers dystopique, vers lequel nous nous dirigeons à grands pas qu'il faut comprendre, car la Cité panoptique est prête à dévoiler la dernière itération de son projet grandiose, cette fois sous son aspect final, transhumain. Le texte fondateur, qui en justifie l’existence, est encore disponible aujourd’hui :
« Le Panoptique, texte du jurisconsulte et philosophe anglais Jeremy Bentham (1748-1832), est une œuvre majeure de la pensée politique. Il est le fondement et le guide pratique de la dérive totalitaire des démocraties occidentales. On parle ici de surveillance des individus jusque dans leur vie la plus intime, de contrôle de la pensée pour un moindre coût financier. Inventé à la fin du XVIIIe siècle, il fut mis en pratique par les révolutionnaires français, puis appliqué tous au long du XIXe siècle dans le reste du monde. La technologie du XXIe siècle, lui donne des moyens auquel n’aurait jamais pu rêver son inventeur. C’est la promesse d’un contrôle total et absolu sur la vie des petits citoyens au profit d’une élite restreinte. Le cauchemar d’Orwell et de Kafka réunit enfin à portée de main. La machine est en marche et ne semble plus vouloir s’arrêter. »
Le panoptique se réfère à une technique de surveillance qui permet de voir sans être vu. Sur le plan de l’information, le monde se divise alors en deux classes distinctes : l’une peuplée d’individus soumis à l’observation en continu, l’autre correspondant aux gestionnaires invisibles du goulag mondialiste – maîtres du réseau de communications, des données et des algorithmes qui gèrent le narratif en vigueur.
Par analogie avec la physique quantique, on peut dire que l’humanité moderne vit dans la décohérence la plus totale. On lui impose sans cesse des états binaires, dans le genre « vous êtes avec nous ou contre nous », alors que l’observateur invisible reste en superposition d’états. Il est partout en même temps et n’existe que dans la mythologie du narratif, où on lui prête des qualités multiples, presque divines. Juste et injuste à la fois, il se situe par-delà le bien et le mal, comme dirait Nietzsche, et devient transhumain puisqu’il se dissout dans des algorithmes grâce auxquels sa puissance se manifeste, imposant des schémas orwelliens. Ses nouvelles ‘lois’, ni morales ni physiques, donnent une réponse multiple à la question 2 + 2 = ? , car elles décrivent un univers sémantique où il n’y a plus d’objets. Il ne reste que des sujets, obligatoirement réceptifs et manipulables à souhait : automates engoncés dans leur plasticité passive, sculptée par les mots d'ordre qui donneront des lignes pures à leurs comportements.
La question qui se pose à ce stade est de savoir comment échapper à la tyrannie qui s’installe. À mon avis, il est inutile de s’opposer ouvertement à la Cité panoptique. Elle n’en deviendra que plus puissante. Le temps des héros est passé. Il ne sert à rien de se débattre dans une camisole de force. La fuite en avant passe obligatoirement par le monde intérieur et le vide quantique insaisissable (Urgrund), inaccessible à la télémétrie. Le chemin qui y mène ne se trouve sur aucune carte et ne peut donc pas être bloqué.
Je viens de parler de Richard Wagner, qui dans Le Crépuscule des Dieux nous montre que Siegfried lui-même est condamné. Il ne suffit plus d’être créatif pour s'imposer face aux grands imitateurs, maîtres du Generative Pre-trained Transformer. Il faut devenir invisible, comme eux. Exister dans un corps conforme aux attentes extérieures, sans se trahir et dévoiler ce qui se passe au seuil de la conscience. La conscience est elle aussi soumise à une superposition d’états. Elle n’est pas localisable et reste cohérente, alors que l'automatisme une fois engagé, mène à la mort, même si le corps continue à "vivre".
Le voyage intérieur est un sujet que l’on retrouve dans les lieder de Franz Schubert, autre compositeur qui en traite les étapes sans fanfare et avec une justesse étonnante. Je vais en citer deux, car je les ai appris et enregistrés, et peut par conséquent en parler en première main. Il s’agit du Voyage d’hiver (Winterreise), cycle de 24 poèmes mis en musique, et du lied Der Wanderer, qui s’attaque à la recherche du pays inconnu où le bonheur se trouve. Dans le cas du Voyage d’hiver, mes recherches ont donné lieu à une publication en anglais (Winterreise – Reflections on a Winter Journey, 1997), qui semble reprendre un deuxième souffle ces derniers temps.
En consultant récemment la liste de mes enregistrements sur YouTube, j’ai constaté que ces deux titres sont ceux qui ont été les plus visionnés depuis qu’ils ont été publiés. Winterreise arrive en tête avec presque 3000 vues et Der Wanderer en deuxième place avec un peu plus de 1700 vues. Faut-il en conclure que le hasard fait bien les choses, puisqu’il s’agit des titres dont il est question ici ? Ils offrent une première introduction au chemin à prendre si l’on cherche à quitter les routes qui mènent nulle-part.
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